Face à la crise de la viticulture, les millions débloqués «ne vont pas stopper l’hémorragie»

A Berne, en Valais ou dans le canton de Vaud, les autorités ont délié les cordons de leurs bourses pour venir en aide aux viticulteurs. Même si ces soutiens permettront «de passer l’épaule l’an prochain», ils ne suffiront pas. Des mesures fortes sont attendues pour lutter contre «le véritable problème»: la concurrence des vins étrangers Les enveloppes se multiplient. Fin novembre, l’Etat de Vaud a annoncé qu’il débourserait 17 millions d’ici à 2028 pour venir en aide aux vignerons. Moins de deux semaines plus tard, pour soutenir la branche, les Chambres fédérales ont alloué un soutien supplémentaire de 10 millions de francs pour l’an prochain. Enfin, le parlement valaisan a accepté, le 19 décembre, un texte demandant un crédit exceptionnel de 10,6 millions de francs afin d’assainir le marché. Si ces décisions matérialisent une prise de conscience du monde politique face à la crise majeure que traverse la vitiviniculture suisse, ne seront-elles pas, malgré les bonnes intentions, qu’un emplâtre sur une jambe de bois? «Ces mesures ne vont pas stopper l’hémorragie», appuie l’œnologue Mathias Delaloye, à la tête d’une cave familiale et président de la Chambre valaisanne d’agriculture. Député UDC au Grand Conseil valaisan, il s’est battu pour que le plénum puisse allouer en urgence un crédit exceptionnel lors de la session de décembre. Il reconnaît toutefois que ces soutiens «aideront simplement à passer l’épaule l’an prochain tout en évitant un arrachage important de ceps». Et d’ajouter: «Si Berne ne prend aucune mesure importante, cela reviendra à jeter ces millions par les fenêtres.» Un avis partagé par le conseiller national argovien Andreas Meier (Centre), propriétaire d’un domaine viticole. «Actuellement, je ne sais pas comment nous pourrons utiliser ces millions et je doute que cela nous aide beaucoup», souffle-t-il. Au bout du Léman aussi, la colère gronde. Le 10 décembre, la branche s’est réunie au centre-ville de Genève pour lancer un cri d’alarme. Présidente de l’association genevoise Vignerons encaveurs indépendants, Sophie Dugerdil estime qu’au vu de la crise actuelle, il manque «un, voire deux zéros aux montants débloqués». Avant de rappeler qu’à Genève, «pour l’heure nous n’avons rien», si ce n’est une date fixée à la mi-janvier pour une réunion avec Nicolas Walder, le ministre cantonal vert chargé de l’Agriculture. «Nous espérons une prise de conscience rapide. Il faut que le monde politique prenne ce dossier à bras-le-corps, car cette crise est en partie de sa faute», insiste la vigneronne. Qui explique sa pensée: «Les politiques ont sacrifié la viticulture suisse lors de la signature d’accords de libre-échange, facilitant toujours plus l’importation de vins, alors que, nous, on crève la bouche ouverte.» Lire également: La Journée du vignoble vaudois illuminée par le cadeau de Noël anticipé de Valérie Dittli Dans la ligne de mire, l’importation de vins étrangers L’importation des vins étrangers est pointée du doigt par tous nos interlocuteurs. «Elle est trop importante, tonne Andreas Meier. Le marché local est sous l’influence de la surproduction globale. Depuis de nombreuses années, la Suisse joue les bons élèves en limitant les rendements de production. Ce n’est pas notre faute si trop de vins sont produits à l’étranger.» Cette vision est partagée par l’entier du monde viticole, si l’on en croit Mathias Delaloye. «Toute la branche reconnaît enfin que cette concurrence déloyale des vins étrangers est le véritable problème», assure-t-il. Pour lui, la Suisse est «l’eldorado des vins européens.» Il appuie ses propos en évoquant les subventions venues de Bruxelles, que la Chambre valaisanne d’agriculture s’est appliquée à décortiquer dans un rapport qu’elle publiera dans les semaines à venir. «Derrière une bouteille de vin suisse se cachent 50 centimes d’aide publique, via les paiements directs. Pour les crus européens vendus dans les pays tiers, comme la Suisse, c’est 9,80 euros de fonds publics par bouteille. Environ 30% de cette somme est due aux aides à la production et à la transformation, alors que le reste, ce sont des encouragements à l’export», détaille Mathias Delaloye. Qui ajoute: «Dans la plupart des pays qui ne font pas partie de l’UE, ces subventions sont neutralisées par les taxes douanières, mais pas en Suisse.» Dans notre pays, un contingent tarifaire global pour l’importation est fixé à 170 millions de litres par année. Il permet d’importer du vin avec des droits de douane réduits, qui s’élèvent à 50 centimes par bouteille. «La consommation suisse est d’environ 220 millions de litres par an, alors que la production locale avoisine 100 millions de litres. Aucun vin importé n’est donc réellement taxé. Cette concurrence déloyale, qui permet un prix de vente plus bas, pèse sur le marché du vin suisse, qui s’écroule», s’agace Mathias Delaloye. Conseiller national UDC et agriculteur, Jacques Nicolet, qui a fait de l’agriculture locale un de ses chevaux de bataille, abonde dans son sens. Pour le Vaudois, le système doit être revu. «Cette révision ne viserait pas les Bordeaux supérieurs, mais tous les vins bon marché. Ces derniers sont des fabriques de pauvres, car, au prix où ils sont vendus, ils ne peuvent qu’appauvrir le producteur et, par ricochet, appauvrir les vignerons locaux.» Lire aussi: Viticulture suisse en crise: «Il manque de l’argent dans les caisses pour continuer l’année prochaine» Lier la vente de crus étrangers à celle de vins indigènes Mais quelles modifications apporter à ce système d’importation? Plusieurs pistes sont évoquées: adapter le contingent d’importation, fixé il y a plusieurs décennies, à la consommation réelle, qui ne cesse de diminuer au fil des ans; augmenter les tarifs d’importation; ou encore obliger les marchands de vins étrangers à vendre également du vin suisse. «Il n’y a pas de raison de commercialiser uniquement des crus étrangers, peste Sophie Dugerdil. On pourrait donc imaginer que pour deux bouteilles de crus importés vendues, ils doivent vendre une bouteille de vin suisse.» Après un silence, la vigneronne genevoise reprend: «L’idéal, ce serait du un pour un…» Une solution également privilégiée par Jacques Nicolet. Et c’est d’ailleurs cette vision liant la vente de crus étrangers à celle de vins indigènes qui semble se dessiner dans les arcanes de l’administration fédérale, sous l’impulsion du conseiller fédéral Guy Parmelin. Mais pas avant… 2027. La solution qui, selon la branche, apporterait une vraie réponse à la crise qu’elle traverse ne sera donc pas effective avant plusieurs mois. Et elle pourrait même ne jamais l’être. Car, pour entrer en vigueur, elle devra obtenir l’aval du parlement. «Si les chambres valident cela, c’est costaud», glisse Jacques Nicolet. Il est vrai que, si les interventions en lien avec le monde du vin ont doublé en 2025 sous la Coupole fédérale par rapport à 2024 et même quadruplé par rapport à 2023 – preuve que la crise que la branche traverse s’invite en politique – tous les objets qui nécessitaient un vote, ou presque, ont été refusés par les parlementaires. Romands contre Alémaniques Pour expliquer cette réalité, Jacques Nicolet soulève le clivage qui existe entre Romands et Alémaniques. Si les premiers, originaires de régions fortement viticoles, sont plus sensibles à la problématique, les seconds semblent moins concernés. «Ils apprécient les vins, mais souvent importés de l’étranger, indique l’UDC vaudois. Par ailleurs, les Alémaniques sont plus réticents aux questions de restriction d’importation.» Originaire d’Argovie, le centriste Andreas Meier propose une autre analyse: «Ce n’est pas une question de culture ou de langue, mais d’économie. La majorité des producteurs de vins sont en Suisse romande, alors que les marchands de vins sont en Suisse alémanique. Et c’est cette opposition que l’on retrouve aujourd’hui au moment de chercher des solutions pour faire face à la crise.» La question est donc de savoir qui des producteurs ou des importateurs aura le plus d’influence ces prochains mois. Dans ce contexte, Mathias Delaloye veut croire que la vendange en vert que plusieurs vignerons valaisans devraient réaliser l’an prochain pour tenter d’assainir le marché marquera les esprits. «On espère que, lorsque des producteurs locaux couperont des raisins dans le vide pour mieux importer des vins étrangers, cela engendrera une réaction chez nos politiques.» Et de conclure: «Si elle ne se produit pas, on est conscients qu’on est morts.»